Pierre Kroll : « L’IA risque de nous faire basculer dans une sorte de fast-food de la caricature »

Dans un monde dont la raison nous échappe de plus en plus, Pierre Kroll publie son nouvel album de caricatures, « Le vrai du fou », où l’IA a même réussi à replacer les Beatles au sommet des hit-parades. 

Entretien – Chef du pôle Culture

Par Daniel Couvreur

Publié le 8/12/2023 dans le Soir.

Il faut se méfier des ingénieurs, écrivait Marcel Pagnol, quand la science venait d’inventer la bombe atomique. Pierre Kroll cite l’écrivain de Jean de Florette et de Manon des sources en apostrophe de son nouveau recueil de dessins, Le vrai du fou, un titre soufflé par le jongleur de mots Bruno Coppens. En couverture de l’album, la dernière trouvaille de l’humanité, l’intelligence artificielle, incarne ce nouveau délire scientifique au travers d’un couple de robots fêlés, coiffés de l’entonnoir des charlatans du savoir et affublés d’un troisième œil, celui qui regarde la folie du monde en face…

L’IA fait la couverture de votre nouvel album, comme une menace sur l’avenir du monde et des dessinateurs de presse ?

ChatGPT ne connaît pas encore Pierre Kroll ! Mais quand un journaliste lui a demandé quelle question poser à un dessinateur de presse, elle a suggéré : « Si vos crayons parlaient à votre place, que diraient-ils de vous ? »… Plus sérieusement, est-ce que ChatGPT pourrait faire du dessin de presse ? Je pense que la réponse est oui. Quelle en sera la qualité ? Comment l’IA va-t-elle gérer le rapport humain avec le rédacteur en chef, les chefs d’édition, les journalistes ? Quelle sera la nature de son humour ? Quelle sera sa ligne ? A quel contrat moral obéira-t-elle ou non ? Quel sera son rapport avec les lecteurs ? Je ne sais pas. L’IA risque de nous faire basculer dans une sorte de fast-food de la caricature !

Vous pratiquez ce métier depuis bientôt 40 ans. Vous pourriez définir la nature et la qualité d’un bon dessin de presse ?

Quand je mets un oiseau dans le ciel d’une caricature politique, ça peut paraître inutile mais rien n’est gratuit dans un dessin. Et je ne parle pas de toutes les nuances éthiques, polémiques qui peuvent transparaître… J’ai la chance d’être le dessinateur attitré du Soir. De grands quotidiens comme Le Monde ou le New York Times n’en ont plus. Quand ils publient des dessins de presse, ils les achètent comme on va faire ses courses au marché. Plus fondamentalement, je pense qu’un algorithme n’est pas un auteur, n’a pas de mains pour dessiner et donc je serais tenté d’en conclure que quoi que fasse l’IA : « Ceci ne sera pas un dessin de presse ! » Mais je me dois d’ajouter que si elle n’a pas d’existence matérielle, qu’on ne sait pas qui elle est ni où elle est, techniquement, l’IA sera sans doute capable tout bientôt de dessiner mieux que certains caricaturistes.

La dernière chanson des Beatles a été enregistrée avec l’IA. Ils sont présents dans votre nouvel album. Pour vous, c’est réellement un morceau des Beatles ?

La chanson des Beatles, c’est vraiment John Lennon qui l’a écrite et qui la chante. C’est aussi vraiment la guitare de George Harrison, mon Beatle préféré, avec les chœurs de Paul McCartney et de Ringo Starr… Tout y est ! A la question de savoir si les Beatles pourraient rejouer un jour ensemble, George Harrison avait répondu avec humour : « Pas tant que Lennon est mort. » Là, George est mort lui-même, et ils ont pourtant enregistré avec lui et avec Lennon, grâce à l’aide de l’IA. Avant tout le monde, quand Paul McCartney a annoncé que cette nouvelle chanson des Beatles sortirait à la fin de l’année, je les ai dessinés traversant le passage pour piétons de la pochette du disque Abbey Road, en remplaçant Harrison et Lennon par deux IA. Dans mon album, ils apparaissent plusieurs fois et l’IA tente même de leur faire reprendre Tombe la Neige d’Adamo…

Les autres stars absolues de ce nouvel album sont aussi anglaises : Elisabeth II, Charles III, Camilla, Harry, William… la famille royale britannique vous inspire davantage que la famille royale belge ?

Non mais ils ont eu beaucoup d’actualité avec la mort de la Reine, le couronnement de Charles, le livre de Harry, la nouvelle saison de The Crown ! Nous n’avons pas encore de série télé sur la famille royale belge. Par ailleurs, comme je l’ai évoqué lors de la récente visite de Philippe et Mathilde à la rédaction du Soir, la maison royale belge n’est qu’une boîte à outils. Le Premier ministre s’en sert pour apaiser les tensions politiques. Je dessine volontiers la famille royale belge mais il faut que je sois nourri ! La reine Mathilde m’a demandé pourquoi je ne la dessinais pas plus souvent. En boutade, je lui ai répondu que je devrais la voir plus régulièrement pour être capable de bien la dessiner… Et je lui ai offert l’original du dessin de son voyage avec la princesse Elisabeth en Egypte.