« Discrimination » et « défaut de nécessité »

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Ce lundi, certains cinéma ont ouvert leurs portes au public bravant l’obligation de fermeture, comme ici aux Galeries à Bruxelles. © Photo News.
La ministre Annelies Verlinden est citée à comparaître devant le tribunal de première instance pour faire lever la décision de fermeture des établissements culturels, sous peine d’une astreinte de 100.000 euros. Le secteur culturel a aussi saisi le Conseil d’Etat.

Daniel CouvreurChef du service CulturePar Daniel Couvreur et (avec Ma.D. et S.Dx.) Publié le 27/12/2021 à 20:41

Lundi matin, une citation à comparaître visant la ministre de l’Intérieur, Annelies Verlinden, a été déposée au tribunal de première instance de Bruxelles par la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD), Pro Spere, l’Union des producteurs de films francophones, Daylight Invest, Anga Productions, Stenola Productions, Scope Pictures et Purple Whale Films.

Ces acteurs du secteur culturel réclament l’annulation de l’arrêté royal du 23 décembre, qui impose notamment de nouvelles mesures restrictives de liberté aux théâtres, aux salles de concert et aux cinémas. L’ensemble des requérants demandent à la justice de rejeter la mise en application de l’arrêté royal, « en raison de son caractère discriminatoire et disproportionné par rapport aux objectifs de santé publique qu’il vise à préserver ». Les plaignants estiment être face à une « violation du droit subjectif d’exercer sans contraintes discriminatoires ou disproportionnées leurs activités professionnelles sur la base de leur droit fondamental à la culture ».

« Discrimination » et « défaut de nécessité »

Selon leurs avocats, l’arrêté royal pécherait par « défaut de nécessité ». Ils ajoutent que la fermeture de tous les théâtres, cinémas et salles de concert à partir du 26 décembre 2021 est constitutive d’une urgence évidente à saisir la justice en référé pour que le tribunal puisse statuer dans les plus brefs délais.

Ils rappellent encore, à l’appui de leur requête, qu’une étude réalisée en février 2021 par l’Institut Hermann-Rietschel de Berlin, a quantifié et comparé les risques de contamination par aérosols dans différents lieux publics. Ses conclusions étaient édifiantes : les théâtres, salles de concert et musées respectant les consignes sanitaires habituelles apparaissaient comme « les lieux les plus sûrs ». À titre de comparaison, même avec port du masque, le risque était double dans les supermarchés, triple dans les bureaux en open space occupés à 20 %, et multiplié par six dans les écoles secondaires à moitié remplies…

Ils précisent également qu’en Belgique, Sciensano a analysé que les principaux clusters identifiés au cours de la semaine du 6 au 12 décembre 2021 se situaient dans le secteur de l’éducation (71,5 %), sur les lieux de travail (13,1 %), dans les maisons de repos (6,2 %) ou les résidences pour personnes handicapées (3,4 %). Les plaignants estiment, par conséquent, que le gouvernement ne peut donner « une justification objective et raisonnable » au traitement discriminatoire du secteur culturel, dont les pertes financières liées à l’impact des fermetures seraient de l’ordre de 40 millions d’euros.

« La ministre de l’Intérieur a demandé ce lundi aux parquets de faire appliquer strictement l’arrêté royal, il était donc important de déposer cette plainte au plus vite », ajoute Frédéric Young, délégué général de la SACD. « Nous en avons remis copie au gouvernement fédéral pour les inciter à la prudence. Le monde culturel est particulièrement outré par l’absence totale de concertation préalable à la publication de cet arrêté royal. C’est à la fois totalement incompréhensible et dramatique au plan économique et social. Cet arrêté est le fruit d’une désinvolture abasourdissante. Tout le secteur se sent complètement K.O. »

La menace des astreintes pour forcer la négociation

En conclusion, il est demandé au juge de faire immédiatement interdiction à l’Etat belge de poursuivre l’exécution de l’arrêté royal du 23 décembre, sous peine d’une astreinte de 100.000 euros par infraction constatée. « Si le tribunal nous entend », souligne Frédéric Young, « cela signifierait que pour chaque P.V. dressé à l’encontre d’un théâtre ou d’un cinéma resté ouvert, l’Etat serait condamné à verser 100.000 euros. J’espère que le gouvernement préférera la voie de la négociation et qu’il ne faudra pas en arriver à cette extrémité. »Du côté politique justement, on ne peut pas dire qu’en coulisses on évoque à ce stade la levée des mesures décidées lors du dernier Codeco… La réunion prévue ce mardi entre le ministre de la Santé Frank Vandenbroucke et certains représentants du secteur culturel se veut, avant tout, un moment d’ouverture, d’écoute et de dialogue, nous dit-on, dont il ne faut pas attendre de renversement de situation. Il s’agira principalement de « discuter des modalités de réouverture du secteur quand les chiffres de l’épidémie seront meilleurs », précise-t-on dans l’entourage du ministre.

Mais de quels chiffres parle-t-on ? Mystère car le cours de l’épidémie est actuellement en déclin, ce qui pourrait plaider pour une réouverture immédiate. On se souviendra cependant que le Codeco avait justifié les mesures de fermeture en vue de la potentielle vague de contaminations induite par le variant omicron. Celui-ci étant désormais majoritaire, les experts s’attendent à une remontée des cas dans les prochains jours et donc à une détérioration de la situation sanitaire. Difficile, dès lors, d’imaginer une réouverture du secteur suivie quelques jours plus tard d’une fermeture si l’épidémie se dégrade.

L’équation politique est donc complexe. L’objectif est toujours, explique-t-on au cabinet du Premier ministre, d’évaluer la situation sanitaire début janvier et de ne pas prolonger les fermetures un jour de trop, sachant que le Codeco « n’a pas pris de décision contre la culture mais en ciblant les rassemblements et activités de groupe à l’intérieur car elles sont plus à risques ».

En résumé, si la situation sanitaire le permet, la réouverture des salles de spectacle n’est pas impossible dans un avenir relativement proche (il faudra pour cela réunir un nouveau Codeco) ; par contre, si le variant omicron relance la pandémie – il est devenu dominant désormais –, il retardera d’autant la reprise des activités théâtrales, cinématographiques et musicales.

Entre-temps, le Codeco ayant également décidé de renforcer le contrôle du respect des mesures, les gouverneurs ont été invités par la ministre de l’Intérieur à assurer ce contrôle. Ce qui revient à transmettre cet ordre aux bourgmestres, puis aux polices locales. Et si celles-ci ne s’exécutent pas ? « On verra… », se borne à répondre son cabinet.Info « Le Soir »

Mesures sanitaires: le secteur culturel saisit aussi le Conseil d’Etat

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Un recours en annulation contre la fermeture des salles de spectacles et de cinéma a été déposé lundi soir au Conseil d’Etat. La procédure en extrême urgence devrait permettre une décision d’ici à la fin de la semaine. L’action est complémentaire à celle introduite par d’autres opérateurs culturels auprès du Tribunal de Première Instance de Bruxelles.

La décision du Codeco du 22 décembre dernier et l’arrêté royal qui la formalise sont désormais attaqués sur deux fronts. Après le Tribunal de première instance de Bruxelles, c’est le Conseil d’Etat qui vient d’être saisi par douze requérants du secteur de la culture. Ils estiment, aux mêmes motifs, que la fermeture qui leur est imposée est « infondée, injuste et complètement disproportionnée ». Leur conseil, maître Vincent Letellier, a donc introduit une procédure en extrême urgence contre l’Etat belge.

Les plaignants sont la Fédération des employeurs des arts de la scène, l’Association des centres culturels, la Chambre des théâtres pour l’enfance et la jeunesse, le Réseau des professionnels en centres culturels, l’Association des programmateurs professionnels, la Fédération de la culture indépendante, la Ligue des Droits humains, la Liga voor mensenrechten, les Nocturnales, Argan42 Production, Troca Productions et la société Yes Rental.

Ensemble, ils sollicitent la suspension, puis l’annulation des mesures de police administrative ainsi que des articles 4 et 7 de l’arrêté royal du 23 décembre 2021, « qui restreignent l’accès à la culture de manière disproportionnée ».

Selon maître Vincent Letellier, l’arrêté royal viole notamment « le droit à l’épanouissement culturel » inscrit dans la Constitution. Il serait aussi contraire à la loi du 14 août 2021, relative aux mesures de police administrative en cas d’urgence épidémique pour cause « d’absence de motifs et d’erreur manifeste d’appréciation ». Le recours souligne, par ailleurs, « l’absence de justification scientifique » de la mesure de fermeture et donc « l’absence de nécessité » de cette décision, qui ne serait « ni nécessaire, ni adéquate ».À lire aussiAu Mont des Arts, la culture ne s’est pas laissé réduire au silence

Pour maître Vincent Letellier, c’est clair, la mesure ne répond pas « à l’exigence de proportionnalité expressément inscrite dans la loi du 14 août 2021 ». Il argumente que le législateur a clairement défini une approche du risque relatif dans la lutte contre le covid. Et cela implique que « les mesures soient concertées avec les experts afin de garantir leur nécessité, leur adéquation et leur proportionnalité ».

Or la décision prise « ne repose sur aucun fondement admissible ». Elle procède donc, aux yeux de maître Vincent Letellier, « d’une erreur manifeste d’appréciation » et contrevient « aux principes d’égalité et de non-discrimination ».

Par conséquent, « la gravité de la situation » provoquée par l’arrêté royal et « ses conséquences dommageables » justifient pour les requérants de statuer en extrême urgence sur la suspension et l’annulation des mesures incriminées. Ils entendent que le Conseil d’Etat leur donne raison avant la fin de l’année.