Disparition

Mort du critique cinéma Michel Ciment, la «Positif» attitude

Patron de la revue «Positif», auteur de livres d’entretien avec Kubrick ou Jane Campion, homme de radio sur France Inter et France Culture, le critique de cinéma Michel Ciment est mort.

par Léo Soesanto

Source : Libération

publié le 13 novembre 2023 à 22h14

(mis à jour le 13 novembre 2023 à 22h15)

Tous les jeux de mots bétonnés avaient été épuisés sur son patronyme de son vivant : oui, Michel Ciment, mort à l’âge de 85 ans, était un pilier de la critique française de cinéma pendant au moins un demi-siècle, l’équivalent d’une vedette, devenue synonyme de la revue où il officiait (Positif) et un digne représentant d’un métier à son âge d’or – lorsque le critique érudit pouvait s’imaginer souvent à raison qu’il avait du poids face aux réalisateurs et au marketing.

Pur et incorruptible, il avait une haute idée de sa fonction de passeur, qu’il imaginait imposante et révérée comme le monolithe noir de 2001, L’Odyssée de l’espace, l’un de ses films fétiches. Il n’avait jamais été tenté par les vanités de la réalisation ou la prise des rênes d’un festival de cinéma. Dans son recueil de textes Une Vie de Cinéma (Flammarion, 2019), il s’affichait en croisé sûr de soi, écrivant qu’il «a fallu si nécessaire ferrailler pour affronter les modes ou défendre ce que l’on considère une juste cause».

Obsessionnel de Kubrick

Né à Paris en 1938 de parents artisans dans la couture, il fréquente assidûment les salles d’art et d’essai et ciné-clubs d’après guerre tout en étudiant l’histoire, l’anglais et la littérature. En 1963, le futur fort en thème et anathème enverra son premier texte, une défense du Procès d’Orson Welles alors vilipendé par la critique, chez Positif. Publication qu’il rejoint pour ses convictions de gauche après avoir été brièvement tenté par les «droitiers et dandys» Cahiers du Cinéma à l’époque. Il deviendra l’éternel directeur de la publication de Positif, son grand timonier s’assurant de sa ligne claire, droite et internationale (avec un intérêt précoce pour les cinémas italien et d’Europe de l’Est), du refus du jargon et de la théorie à outrance.

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Comme tout critique, il développe et creuse ses obsessions, affinités et proximités : entre autres, le cinéma britannique qui, contrairement à l’adage de François Truffaut, existe bel et bien pour Ciment (notamment à travers John Boorman, «pour qui rien du cinéma ne lui est étranger»), Francesco Rosi («qui croyait au pessimisme de la raison»), Alain Resnais («un Kubrick de l’art et l’essai») ou Stéphane Brizé («un des cinéastes majeurs de ce nouveau siècle»). Mais on ne pouvait le suspecter de complaisance lorsqu’il écrit au brésilien Glauber Rocha ne plus aimer ses films lorsqu’ils deviennent cryptiques ou refuse d’interviewer Wong Kar-wai parce que les Anges Déchus n’est pas à sa convenance. Et puis, dans le champ critique français, Ciment devint synonyme de Stanley Kubrick, qu’il sera un des rares à approcher et interviewer longuement au fil des années. Cela culmine en une somme, une référence, Kubrick (Calmann-Levy, 1980), bâtie sur l’analyse de l’œuvre, les moments privilégiés avec le notoirement rétif cinéaste et ses collaborateurs. Ciment voyait en Kubrick le cinéaste total, généraliste, à l’aise dans tous les genres et capable de deviser aussi bien sur la philosophie que sur la peinture — le parfait reflet voulu par un cinéphile qui exigeait aussi que l’on soit tout attentif aux autres arts, parce que le cinéma les synthétisait.

Voix indissociable du «Masque et la Plume»

L’interview était l’un de ses grands plaisirs communicatifs, sans doute parce que c’était l’unique exercice où le critique et le réalisateur pouvaient de concert travailler, briller et justifier leur existence. Avant les entretiens avec Kubrick, il y eut ceux publiés avec Elia Kazan, Joseph Losey, puis Jane Campion, puis le millier d’enregistrés pour son émission Projection Privée (1990-2016) sur France Culture. Et peut-être pour casser son image professorale, il disait aimer se souvenir de deux longues conversations avec Serge Gainsbourg, réalisateur à l’époque de Charlotte Forever et Stan The Flasher, effectivement passionnantes. Sa voix était indissociable de l’émission radio Le Masque et la Plume, sur Inter, dont il était le doyen depuis 1970. Ses interventions semblaient contenir à même ses phrases leurs notes de bas de pages et addenda imaginaires, tant il avait tout vu et jugé. On lui saura aussi gré d’avoir déployé autant d’énergie à défendre les films qu’à polémiquer avec ses confrères sur ce que devait être le rôle de la critique, de la définition d’un canon, du classicisme et de la modernité au cinéma (Tarantino, oui, #MeToo, pas trop). Avec d’abord la fierté de se savoir lu par Martin Scorsese, puis la mélancolie du constat d’une critique de cinéma se rétrécissant comme peau de chagrin dans les médias. D’où cette bataille d’Hernani continue avec les Cahiers du Cinéma que les confrères étrangers enviaient, d’où son antienne sur le «Triangle des Bermudes», en fait un quadrilatère, où Les InrockuptiblesLes Cahiers du CinémaLe Monde et Libération étaient accusés d’homogénéiser la critique au service de quelques cinéastes élus et «pointus».

Il semblait lire toute la profession en vigie, et qu’il adoube ou admoneste, sa stature et son credo faisaient qu’on tapotait songeur le clavier devant sa critique à écrire, en se demandant s’il fallait, selon sa chapelle, avoir raison avec Michel Ciment ou tort avec Serge Daney, et vice-versa. Le Festival Lumière venait de lui rendre hommage, avec une lecture publique de ses textes : le personnage public semblait fixé, la personne intime l’était moins. «Je me suis rendu compte qu’un très grand nombre de cinéastes que j’aimais venaient des pays de l’Est, comme mon père, que ce soit Kubrick, Billy Wilder…», déclarait-il au micro de Laure Adler dans l’émission de France Inter L’Heure Bleue en 2019. «Ou c’étaient des gens comme Francesco Rosi qui passaient du sud au nord de l’Italie. Mais que c’étaient tous des gens qui n’étaient pas très à l’aise dans l’endroit où ils vivaient», comme pour justifier un futur besoin de certitudes. Son autoportrait fantasmé, il l’avait livré à Libération et ce n’était ni Hal 9000, ni Jack Torrance. A la question «L’acteur ou l’actrice que vous auriez aimé être ?», il répondait James Mason, «cérébral, vulnérable, distingué et bouleversant».