Le Festival de Cannes  est-il réac ou audacieux ? 

Les polémiques  qui précèdent l’ouverture  de la 76 e édition,  qui se déroule de ce mardi 16  au 27 mai, font  émerger la question.

FABIENNE BRADFER envoyée spéciale à cannes 

Alors que le Festival de Cannes s’apprête à vivre intensément, passionnément sa 76 e édition, au moment même où l’actrice Adèle Haenel, jeune fille en feu, se casse définitivement du cinéma «pour dénoncer la complaisance généralisée du métier vis-à-vis des agresseurs sexuels», les polémiques sont déjà là. 

Il y a cette affiche en noir et blanc de Catherine Deneuve, icône jamais figée du cinéma français, saisie en pleine jeunesse, sur le tournage de  La chamade, d’Alain Cavalier. Très belle. Rétro ? Réac ? Anti-féministe ? En 1971, elle était une des 343 salopes avec Marguerite Duras et Françoise Sagan à signer le manifeste « Je me suis fait avorter » écrit par Simone de Beauvoir pour appeler à la légalisation de l’avortement. Mais en 2018, elle cosigne une tribune dans  Le Monde dans laquelle une centaine de femmes revendiquent « le droit d’être importunées » en réaction à #balancetonporc et « le puritanisme, la délation et toute justice expéditive ». Question de génération ? 

Il y a ce film d’ouverture,  Jeanne du Barry, de Maïwenn, qui met en vedette Johnny Depp, accusé de violences conjugales. Entre lui et son ex-compagne Amber Heard, la justice a tranché : un procès gagné, un procès perdu. La star américaine,  persona non grata à Hollywood, montera les marches. Huées ou applaudissements ? Maïwenn, elle-même, est visée par une plainte pour avoir agressé le journaliste de Mediapart Edwy Plenel dans un restaurant. 

Il y a aussi la sélection du film  Le retour, de Catherine Corsini, qui est visée par des accusations de harcèlement sur le tournage (ce qu’elle dément) et a vu ses aides publiques accordées par le CNC (Centre national du cinéma) retirées pour infraction à la législation sur la protection des comédiens mineurs. 

Une évidence, une nécessité

Devant la presse internationale, la veille de l’ouverture, le délégué général Thierry Frémaux a eu cette phrase… « J’ai une seule ligne de conduite : la liberté de penser, de s’exprimer et d’agir dans le cadre de la loi. » Dans le communiqué expliquant le choix de l’affiche de cette 76 e édition, les organisateurs déclaraient ce qui suit. « Catherine Deneuve est ce que le cinéma doit se souvenir d’être : insaisissable, audacieux, irrévérencieux. Une évidence. Une nécessité. » Le plus grand festival du monde est-il à la hauteur de ces mots ? On répond un grand oui. 

Organe vivant toujours fidèle à sa vocation fondatrice de faire émerger des nouveaux talents et de défendre la liberté d’expression, lieu d’accueil des audaces formelles, savant équilibre entre les questions de l’époque et l’état du cinéma mondial, le festival ne cesse de se réinventer. C’est ainsi que sont nées les sections parallèles Un certain Regard (sélection d’œuvres audacieuses et originales de cinéastes encore peu connus), La Semaine de la critique (découverte de jeunes talents à travers leur premier ou deuxième long métrage) et La Quinzaine des réalisateurs (œuvres formellement innovantes et inattendues) devenue en 2022 Quinzaine des cinéastes par souci de parité, dans le grand chambardement des années 60. 

C’est dans cet état d’esprit qu’a été initiée La Caméra d’or qui récompense un premier long métrage, toutes sections confondues. Cette année, par exemple, si la compétition comprend cinq cinéastes qui ont déjà reçu une Palme d’Or, Un certain Regard présente huit premiers films sur 18. Avec Thierry Frémaux, en poste depuis 20 ans, la volonté est aussi d’encourager la cinéphilie, de favoriser la transmission à travers de nouvelles sections comme Cannes Classics (films de patrimoine) et Cannes Premières (nouveaux films de cinéastes confirmés) ainsi que l’opération « Trois jours à Cannes » (invitation pour des jeunes de 18 à 28 ans en provenance du monde entier). Et le fait de nouer un partenariat avec TikTok depuis deux ans, c’est aussi pour sensibiliser le public jeune et international. 

Mais Thierry Frémaux maintient son soutien ferme à la diffusion des films en salle, avant les plateformes. Et revendique l’obligation que tout film d’ouverture doit sortir en même temps dans les salles de cinéma en France.

Accueil, parité, diversité

Imaginé pour contrer la menace fasciste en 1939 avant une première édition effective en 1946, le Festival de Cannes est passé des préoccupations diplomatiques au souci de la qualité cinématographique. A côté du luxe, des paillettes, du business, c’est le cinéma avant tout. Cannes est un terrain d’expression pour les cinématographies du monde entier. Les films et les cinéastes censurés dans leur pays, opprimés à travers le monde, sont les bienvenus.

Le Festival, qui a toujours été politique, soutient, s’engage, est terre d’accueil. Citons juste le cas du cinéaste iranien Jafar Panahi, emprisonné par le régime, ou du Russe Kirill Serebrennikov, opposant à Poutine, ainsi que le président ukrainien Zelensky intervenant lors de la cérémonie d’ouverture du Festival en 2022.

Miroir du monde, à l’écoute de notre époque, la manifestation cannoise est également soucieuse de la parité. En 2018, le festival est, avec la Quinzaine des réalisateurs et la Semaine de la critique, le premier à signer la « Charte pour la parité et la diversité dans les festivals de cinéma » portée par le Collectif 50/50. Depuis juillet 2022, la présidence du Festival est pour la première fois assurée par une femme, Iris Knobloch. 

Autre challenge du festival, faire entendre toutes les voix et témoigner de la cinéphilie mondiale dans sa diversité. En 2020, Spike Lee est le premier président du jury noir, et il est entouré de cinq femmes et trois hommes. Dans la foulée, Cannes se fait l’écho de l’émergence d’un cinéma d’Afrique noire. La preuve cette année, on le retrouve dans toutes les sections, de la Compétition à la Quinzaine.

Le Festival de Cannes ne pourrait survivre avec des œillères. En multipliant les sections autour d’une sélection officielle très convoitée, il s’est ouvert aux changements et peut, à 76 ans, toujours regarder vers demain. Derrière les audaces, les irrévérences, les engagements, l’écho du monde, on trouve un mot : liberté.