Comment la Communauté française choisit les films à financer

Comment fonctionne la nouvelle gouvernance culturelle en cinéma ? Pour Jeanne Brunfaut, le dispositif est exigeant, mais les experts travaillent dur et remplissent leur mission.

Entretien – Par Alain Lallemand . Publié le 2/03/2023

source dans Le Soir

En Communauté française, qui décide des projets de film qu’il faut ou non aider, que ce soit au stade de l’écriture, du développement ou de la production? Rappelons que si la décision incombe à la ministre de tutelle, celle-ci se base sur l’avis d’experts. Quels experts?

Du milieu des années soixante jusqu’à l’épidémie de covid, les projets de producteurs, réalisateurs ou scénaristes étaient passés au crible par la Commission de sélection des films, une assemblée de 55 professionnels de tous horizons, qui examinaient les projets de courts et longs métrages et les documentaires.

Depuis le décret organisant la nouvelle gouvernance (2019), cette instance a été remplacée par une «Commission d’avis du cinéma» de 65 membres effectifs et autant de suppléants. Soit 130 experts mis à contribution en permanence, sélectionnés à parité de genre selon cinq catégories professionnelles: producteurs/productrices, auteurs/autrices, techniciens/techniciennes, diffuseurs (festivals, salles, etc.) La cinquième catégorie est nouvelle, transversale: les représentants de matières culturelles proches mais externes au cinéma.

Lors de la mise en place de ce nouveau dispositif, à l’été 2020, certains ont crié «casse-cou». Mais en cinéma, dès le début, la commission a siégé et siège encore (presque) au complet. «Je trouve que cela se passe super bien», juge celle qui règne sur le Centre du cinéma, Jeanne Brunfaut, directrice générale adjointe à l’administration de la culture, responsable en particulier du Service général de l’audiovisuel et des médias. «La commission d’avis est un pilier fondamental du fonctionnement du secteur du cinéma, elle roule bien, ses avis sont pertinents, utiles au secteur et sont généralement suivis par la ministre. Oui, je trouve que ça se passe très bien.»

On dit que ce dispositif demande un grand accompagnement administratif… 

Oui, c’est énorme. On fait trois appels à projets par an, et lorsqu’on les reçoit, on définit qu’il y a autant de projets destinés à tel ou tel groupe de lecture – par exemple « aides à l’écriture long métrage », « aides au développement long métrage », « aides à la production premier ou deuxième film», etc. et ce, en longs métrages, courts métrages, documentaires… Donc une multitude de groupes de lectures. On définit le nombre de dossiers reçus pour chaque groupe, on envoie cette information à tous les membres de la commission : «Voilà, on a reçu autant de demandes pour tel et tel groupe de lecture, etc.» On liste le nombre de dossiers, les dates prévues pour les réunions, et on demande: «Qui veut siéger où ?» Ils nous donnent leurs disponibilités pendant qu’on examine en parallèle la recevabilité de tous les dossiers: dans l’administration, deux personnes supervisent le long métrage, une personne le court et le FilmLab, une personne le documentaire, et une secrétaire s’occupe de l’envoi des documents. Soit cinq fonctionnaires pour encadrer la Commission cinéma et gérer entre 600 à 650 dossiers par an. En fonction de la recevabilité et des disponibilités des membres, on peut établir un ordre du jour par réunion, en respectant la législation: dans chaque session de travail, on doit avoir au minimum un représentant par catégorie socio-professionnelle [instituée par le décret] et tendre à la parité. Parfois, nous devons relancer un appel, réinterpeller les membres car il nous faut 85 membres pour chaque session de la Commission, donc trois fois par an: «Dans telle session, il nous manque un représentant de tel métier.» Ça prend un temps fou, tout comme la rédaction des avis transmis aux producteurs par la suite. Ceux-ci sont importants car ils reflètent les débats en commission et donnent aux projets qui ne passent pas des pistes de re-travail souvent utiles. 

Pour les membres de cette commission, c’est un premier mandat. On peut penser qu’il y a eu un certain engouement pour l’exercice démocratique. Mais on va bientôt devoir renouveler les membres de la commission (en août 2023 déjà). Vous avez des craintes ? 

Oui, parce que ça demande un investissement vraiment important. Les membres doivent être disponibles, ils réalisent un vrai investissement, préalablement aux réunions, dans l’analyse de dossiers. Pour un long métrage, ça peut aller jusqu’à trois heures par dossier pour analyser à la fois le scénario, le dossier de production, les pistes de diffusion, etc. Puis il y a la présence aux réunions: tous les déposants sont auditionnés par les commissions. Beaucoup de groupes de lecture impliquent un, deux voire trois jours de réunion par collège. Ce n’est donc pas facile d’avoir les bons membres puis de pouvoir les renouveler. Oui: je pense que ça va être compliqué, encore plus pour les fonctions de président et vice-président. Le président lit tous les dossiers de longs métrages – écriture, développement, production – il analyse tout. On ne peut avoir à cette fonction qu’une personne qui n’est plus en activité mais dispose d’une connaissance suffisante du milieu pour en connaître les enjeux. 

Or le marché change… 

Or le marché change. Par ailleurs, être en activité et siéger, c’est potentiellement se trouver en situation de conflit d’intérêts, ce qu’on veut éviter. On y fait très attention: lorsqu’on établit l’ordre du jour et la composition des collèges, nous vérifions d’emblée si nous avons connaissance d’éventuels conflits d’intérêts, puis on leur soumet l’ordre du jour. S’ils constatent un conflit d’intérêts, les membres sont eux aussi tenus de nous le signaler. Ils doivent positivement nous renvoyer un mail stipulant : «Je confirme que je n’ai pas de conflit d’intérêts avec les dossiers qui sont déposés.» 

Un des objectifs de la nouvelle gouvernance est la transversalité, ce qui explique une catégorie socio-professionnelle nouvelle: des experts journalistes, écrivains, auteurs, acteurs, etc. Est-ce que ça a vraiment amené un plus ? 

Certains, académiques ou critiques de cinéma, ont une connaissance transversale que parfois certains membres n’ont pas. Ces critiques ou académiques ont une connaissance du contenu de la production internationale et du marché qui est peut-être intéressante parce qu’ils peuvent dire : «Ah oui, ce projet peut faire penser à tel autre film» ou bien «Comment positionnez-vous votre projet par rapport à tel et tel film?» Je trouve cela plutôt bénéfique. Au début, je n’étais pas hyper-partisane [de cette catégorie]. Mais en fait, ceux qui viennent apportent un éclairage intéressant, très complémentaire des autres catégories. Je trouve que finalement, c’est plutôt un plus. 

Le monde du cinéma change. Les demandes budgétaires changent aussi? 

Non, les demandes ne changent pas parce qu’on fonctionne avec un système de barèmes: il existe des plafonds. Ça a toujours été le cas en longs métrages. En courts et documentaires, en effet, il y avait parfois tendance à diminuer un peu tout le monde pour pouvoir soutenir davantage de projets. Ce n’est pas bénéfique car on se rend compte que nos projets, du coup, sont affaiblis face aux projets internationaux. Il vaut mieux soutenir moins de projets mais mieux. Nous travaillons à une modification du décret pour empêcher ce genre de rabotage et consolider nos projets. 

Lors de la crise du covid, les distributeurs ont été en difficulté. Faut-il aider davantage la distribution ? 

C’est l’une des questions discutées avec nos homologues européens : n’y a-t-il pas une trop grande disproportion entre ce qu’on donne en production et ce qu’on octroie ensuite comme aides aux sorties en salles, etc.? 40 à 45 % de notre budget passent dans la Commission du cinéma, et entre 12 et 15 % dans tout ce qui suit la réalisation du film, une fois que le film existe. Il y a une vraie disproportion. Mais j’ai le sentiment que les films n’auront une vie en salles, sur les plateformes et dans les festivals que s’ils sont suffisamment solides au début. Il ne faut pas hypothéquer cette étape-là, il faut vraiment la renforcer, ce qui a été fait grâce aux 2 millions supplémentaires débloqués par la ministre. Si nous avions encore des budgets supplémentaires, on pourrait mettre davantage sur la distribution. Mais ça ne peut pas se faire au détriment de l’aide à la production. Parce qu’on s’est rendu compte aussi que par rapport à l’environnement international, nos films n’étaient pas assez solides financièrement, et par voie de conséquence pas assez solides non plus d’un point de vue créatif (car évidemment ça coûte cher de prendre le temps d’écrire) pour se confronter de manière efficace au marché international. Donc nous devons d’abord aider les films à être plus solides. Et après, si nous disposons de moyens complémentaires, on pourra naturellement les concentrer sur la distribution. Ceci dit, on aide à la sortie en festivals, la sortie en salles, on aide via l’achat d’espaces publicitaires en réalisant des économies d’échelles que les distributeurs ne pourraient pas se payer. 

Y a-t-il un secteur où vous pensez que vous pourriez faire davantage que ce que vous réalisez aujourd’hui ? 

La chose sur laquelle on travaille, et qui est peut-être celle sur laquelle on doit travailler plus, c’est faciliter la découvrabilité des films belges pour le grand public. Par exemple, disposer d’un portail où vous pouvez rechercher un film, cliquer sur ce film pour savoir s’il est toujours en salle et, s’il n’y est plus (ou pas encore), sur quelle plateforme vous pourrez le trouver et à quel prix. Ce serait un grand annuaire en ligne des films belges disponibles. C’est quelque chose sur lequel on va travailler maintenant. Nous n’avons pas encore de nom pour ce portail. Mais ça va être super pour améliorer la visibilité de nos films ! De plus, nous devons diversifier notre production, faire davantage de comédies, de films de genre, de films pour les familles afin d’attirer tous les publics. Il importe que les membres de la Commission s’ouvrent à ce type de films, encore trop rarement déposés par les professionnels. 

Votre conseil à tous ceux qui vont soumettre leur projet à la Commission du cinéma: quelle est la clé du succès ? 

Il faut d’abord retenir que c’est un concours : les projets sont analysés en regard des autres projets qui sont déposés à la même réunion. C’est important: le projet qui ne passe pas n’est pas nécessairement un mauvais projet. Cela signifie simplement qu’il y avait, ce jour-là, des projets qui ont davantage convaincu que celui-là. Outre les critères inscrits au décret, ce qui convainc toujours, c’est une vision de cinéaste. Quand on a en face de nous un cinéaste qui, rien qu’en parlant, en expliquant son projet, nous emmène déjà dans le film, montre ce que va être son histoire en termes d’images, c’est bien parti. Ça, ça marche bien. 

En coulisses: «Le renouvellement des membres a permis d’avoir des regards différents»

En 2019, le décret organisant la nouvelle gouvernance, qui était dans l’air du temps depuis longtemps, a modifié la composition des commissions d’avis avec l’ambition d’« une plus grande transversalité et en intégrant davantage d’experts issus de diverses disciplines dans l’analyse des dossiers individuels ». Cette nouvelle structure se veut aussi « plus ouverte, plus transparente en vue de réduire les conflits d’intérêts ».

Mais ce renouvellement des commissions était-il annonciateur d’une nouvelle ère et, dans le secteur du cinéma, du soutien d’oeuvres réellement différentes ? Ou était-ce un changement cosmétique ? De l’avis des membres de la commission cinéma que nous avons pu interroger, l’enthousiasme est plutôt de mise. Si cette nouvelle structure n’est pas forcément une révolution, on souligne une certaine « ouverture », une « transparence », une « écoute mutuelle » et une « prise en compte des points de vue différents », qui est l’une des grandes richesses apportée par ce renouvellement.

Des points de vue différents

Le grand enjeu de 2019 était en effet de renouveler les personnalités qui composent les groupes de travail des commissions d’avis. Et pour le cinéma, les membres interrogés saluent de manière assez unanime la volonté politique de faire en sorte que ces groupes de travail soient composés de professionnels issus de corps de métiers différents, avec une attention portée aussi à la parité.

La diversité des métiers représentés « permet réellement d’avoir des regards différents », nous confie-t-on. « Les réalisateurs et les techniciens arrivent avec un questionnement différent de celui des exploitants par exemple », souligne une autre personne. « C’est important de renouveler les membres des commissions. C’est sain. Car une commission doit être en prise avec son temps. » Et le changement joue « forcément sur les projets soutenus même si comme dans toute institution, les choses bougent lentement ».

Il ne s’agit par pour autant d’un rejet de l’expérience. « C’est aussi éclairant d’avoir le regard des plus anciens. Ça confronte les points de vue. On est parfois facilement trois générations différentes autour de la table avec des grilles de lecture différentes. »

Une attention pour la diversité

Parmi les membres interrogés, beaucoup pointent aussi la plus-value de la « fiche diversité ». A joindre désormais aux dossiers de demande d’aide, elle invite « les porteurs de projets à réfléchir à la diversité et l’inclusion devant et derrière la caméra, ainsi qu’aux moyens nécessaires pour toucher un public plus représentatif de la société ».Une incitation qui n’est pas contraignante, « et c’est très bien », mais qui invite à réfléchir.

Les membres de la commission ont par ailleurs eu accès à des formations pour avoir un regard différent sur les projets qui leur sont soumis (avec Iris Brey notamment). Et, de l’avis de membres ayant siégé avant et après le décret de 2019, il y a « une attention plus grande des membres et de l’administration » sur les questions de diversité et de féminisme.

Certaines limites

Tout n’est évidemment pas parfait dans le fonctionnement de cette « grosse machine ». Si la volonté d’établir une diversité entre les métiers et une parité pour les membres siégeant en commission est saluée, le revers de la médaille est qu’il est parfois compliqué de réunir toutes les conditions et que de nombreuses relances sont nécessaires. « Ce sont souvent les mêmes personnes qui s’impliquent. » En sachant que certains nous font aussi remarquer que pour les profils (et métiers) n’ayant pas un emploi du temps flexible, il est parfois compliqué de siéger car il faut, contrairement à d’autres instances d’avis, libérer deux ou trois jours de suite par session de travail.

Ensuite, le milieu du cinéma étant assez petit, les conflits d’intérêts sont parfois difficiles à éviter (mais officiellement la transparence et la réduction des conflits d’intérêts, c’est un fait avéré aujourd’hui). Ça implique aussi une forme d’homogénéité des projets soutenus car la variété des profils des membres des commissions « ne change pas vraiment le paradigme de la création belge ». Les professionnels sont issus des mêmes écoles, et « on sent de la part de la commission une volonté de service public ». Et le renouvellement des membres reste encore assez limité en termes d’origines ethniques différentes, ce qui est toutefois « le reflet finalement assez juste » du milieu.

Le vote reste quant à lui d’une certaine manière subjectif puisque les membres votent aussi selon leur propre sensibilité, « ce n’est pas une science objective » (à noter toutefois que les projets peuvent être présentés plusieurs fois et donc être jugés par des personnes différentes).

« Voir une vraie évolution dans les films qu’on produit serait le rêve », sourit une personne interrogée. « On sent parfois des clashs entre les générations. Mais la voix de chacun compte et avoir de nouvelles têtes aide incontestablement à avoir des projets différents. » « On peut aussi juger la commission par ses résultats », conclut une autre. « Le cinéma belge est très qualitatif. Evidemment on fait des erreurs. Certains films sont prometteurs sur papier et le résultat est décevant. Mais le bilan est impressionnant pour le peu de films produits. »