Cinéastes : leurs œuvres leurs choix ?

Pris entre les demandes des plateformes et autres financeurs, les auteurs français ont le sentiment que garder leur vision artistique intacte est devenu un «parcours du combattant». Et s’inquiètent de voir se diluer leurs droits dans le grand boom audiovisuel.

source : https://www.liberation.fr/culture/cinema/cineastes-leurs-oeuvres-leurs-choix-20230516_3CC5UIZR5VEV5C7XC5HABZWFWA/

par Sandra Onana

publié aujourd’hui à 7h48

Il y a un an, une grosse partie du cinéma français abordait Cannes 2022 avec le moral dans les chaussettes, alarmé par un taux de fréquentation des salles inférieur aux moyennes pré-pandémie de plus de 30 %. Pour les exploitants, parler d’une lente remise à flot ne paraît plus si tabou pour cette édition 2023, dans les limites de ce que les effets de concentration (au bénéfice des grosses productions) autorisent à célébrer côté distributeurs. Dynamique fragile mais régulière : un premier trimestre 2023 toujours 19 % en deçà de la moyenne 2017-2019, mais 34,2 % supérieur à la même période l’an dernier. Pour la première fois depuis la réouverture de mai 2021, le score de spectateurs au mois d’avril a surpassé (de 2,7 %) les moyennes pré-Covid : 19 millions d’entrées. Sur le podium des entrées mensuelles, Super Mario Bros(6,4 millions d’entrées aujourd’hui) a grillé la politesse aux Trois Mousquetaires(3 millions). En quatrième position après Donjons & Dragons, un film français art et essai, Je verrai toujours vos visages(800 000 entrées sur le seul mois d’avril, le million franchi depuis), a tenu la dragée haute au géant John Wick, sorti fin mars. Encourageant, mais pas de quoi arrêter tout de suite d’allumer des cierges à Saint André Malraux sur l’autel de la diversité culturelle, estimeront en toute bonne foi les acteurs du cinéma indépendant.

Pour la Société des réalisateurs et réalisatrices de films, association qui organise la Quinzaine des cinéastes, le Festival sera l’occasion de discussions sur un sujet qui taraude : l’interventionnisme accru des financeurs de films dans les œuvres. Des dérives «qui contreviennent aux principes fondamentaux du droit d’auteur et à la liberté de création», selon les termes de la «Charte des cinéastes» élaborée avec la Société civile des auteurs réalisateurs producteurs«Scénarios modifiés, collaborateurs artistiques et castings imposés, films modifiés au montage par les diffuseurs, choix de musique prescrits, mutation de la fonction du réalisateur de créateur à exécutant» : autant d’entorses étrangères au droit d’auteur français, où la volonté du créateur doit légalement primer sur celle des «exécutifs» qui le financent. Selon les signataires, le ver est entré dans le fruit avec l’essor des contrats proposés par les plateformes de streaming, laissant les clauses interventionnistes déteindre sur les partenaires français. Au point de mettre in fine les auteurs – formés à croire le rapport de force perdu d’avance s’ils ne cèdent pas sur leurs droits élémentaires – au pas de ces combines insidieuses.

«Les lignes rouges qu’on refuse collectivement de franchir»

Tout de même, estiment certains adhérents, la dissémination de ces pratiques (qui ont toujours eu cours dans l’audiovisuel) dans le champ du cinéma se juge pour l’heure au pifomètre. Un cinéaste et scénariste parmi les instigateurs de la charte clarifie : «L’idée est d’affirmer les lignes rouges qu’on refuse collectivement de franchir quand on nous les présente. La loi française est de notre côté à travers le code de la propriété intellectuelle, mais les contrats croisés avec les clauses états-uniennes aboutissent à des bugs stipulant deux choses inverses : “Nous pouvons totalement bafouer votre droit moral… sous réserve bien sûr de le respecter.” J’ai moi-même écrit et réalisé un film développé pour le cinéma avec un producteur indépendant français, qui en bout de course, s’est financé dans les termes d’une création originale de plateforme.» Il écope d’un contrat venu de L.A. prévoyant «d’ajouter ou retirer des intrigues, des scènes du montage, des personnages». Puis des demandes du diffuseur de rétrécir une scène «qui ne fait pas avancer l’action», jusqu’à vouloir la couper. Un «screen test» de plusieurs centaines de spectateurs, nombreux à citer cette scène comme leur préférée, change la donne : «Soudain, le diffuseur est ravi, il la faut sur l’affiche et dans la bande-annonce.»

Pour le cinéaste Pierre Salvadori, la force coercitive d’un pacte de création signé par tous ceux qui contribuent au préfinancement des œuvres redonnerait une garantie de liberté au créateur. «Nous n’avons pas de syndicat suffisamment puissant pour garantir une protection des auteurs, nos organisations sont surtout associatives. Rien de comparable aux “unions” américaines qui peuvent mettre en grève toute la profession des scénaristes à Hollywood comme en ce moment même. On voudrait un principe d’engagement qui permette de dire : j’ai signé la charte et n’ai pas le droit de céder sur mes droits. On sent de plus en plus disparaître le principe que l’auteur est au départ au centre de l’œuvre, de tout le processus créatif. Ce qui me fait très peur, c’est que puise s’installer insidieusement chez les jeunes auteurs cette idée qu’on n’est pas si libre que ça. A leur âge, c’était inconcevable pour nous de céder sur le final cut !»

Sans être la terre d’accueil naturelle des coproductions de plateformes, le Festival de Cannes, en qualité de saint des saints du cinéma d’auteur, invite à constater les pressions de formatage qui s’exercent contre lui. L’intérêt de la charte se justifie aussi pour ces raisons, assure une cinéaste indépendante : «Certains distributeurs conditionnent leur regard sur les montages de nos films à la sélection en festival : si ton film est pris à Cannes, on valide ton montage, sinon, on te demande de couper une demi-heure. Le métier se divise quasiment en deux parties, les œuvres qui ont vocation à être en festival et les autres, soumises au ciblage commercial, pour lesquelles on demande : est-ce qu’il y a des spectateurs pour ça ? Garder un minimum notre intuition artistique initiale, sans qu’elle soit diluée par toutes les volontés de maîtrise, est un parcours du combattant.»

«Un film qui ne marche pas entraîne la chute de tous les autres»

Pour ces typologies de films, l’adversaire est plus insaisissable que l’archétypal homme d’affaires californien. Des signataires évoquent plutôt une chaîne d’influences diffuses «où commissions, producteurs, distributeurs veulent limiter la prise de risques» : chemin de contraintes bien connu, où il s’agit moins d’attaquer frontalement la volonté de l’auteur que de la refaçonner subrepticement à chaque étage. Traitements devenus «impossibles à proposer» comme le noir et blanc – «seuls Audiard ou Ozon ont pu se le permettre» –, ou la chronique, «qu’il faut déguiser en l’habillant d’enjeux pour vendre un projet, ce qui vient sûrement des habitudes de la série» «Hippocrate de Thomas Lilti avait été refusé par une dizaine de producteurs, sous prétexte que la chronique, ça ne marche pas. Finalement, un producteur indépendant finit par s’engager, on muscle le scénario, les enjeux étaient là en mode chronique, mais on dramatise la grève, l’erreur médicale… C’est toujours une chronique quand le film sort, il fait un million d’entrées.» Le primat des films à sujets «dans l’air du temps» reste opérant : «Sachant que les modes passent tous les cinq ans et qu’un film met entre trois à dix ans à se montrer, c’est impossible à suivre.»

La vogue des films «sur le cinéma» récemment portée par Hollywood (Spielberg, Fincher, Chazelle…) aurait dit-on fait grincer des auteurs français dont les projets sur le même thème n’ont pas trouvé preneurs pendant des années : «On entendait que le cinéma n’est pas identifiant pour le spectateur, qu’on se regarde trop le nombril. Soudain, cinq films méta sur le cinéma la même année… Un succès appelle dix clones, un film qui ne marche pas entraîne la chute de tous les autres. On s’est tous dit à la sortie des Trois Mousquetaires : si ça ne marche pas, on aura plus le droit de faire du film d’époque !»

Chaque année, Cannes livre une photographie éloquente de ce que certains appellent la bourse aux comédiens de liste A, sursollicités par le marché, «bookés des années à l’avance et n’acceptant que des premiers rôles». Que des acteurs soient jugés sur leur poids au box-office, et des projets de films suspendus à leur bon vouloir, enterrés en cas de désistement, n’est pas bien nouveau. Qu’un casting soit désormais scruté et remanié contre la volonté des auteurs «jusqu’au sixième rôle» est plus inquiétant, juge le cinéaste Radu Mihaileanu, pour qui l’usage des algorithmes par les plateformes et la menace des intelligences artificielles seront la prochaine croisade. «En emmagasinant des informations sur ce qui a déjà été fait et les résultats connus, les algorithmes et ChatGPT ne recréent que du passé, freinent tout droit d’innover.» Dans ce faisceau de dénonciations hétérogènes s’actualise une question vieille comme la création : à qui appartiennent ces œuvres infléchies au gré de rapports de force piégeux – aux créateurs, ou à ceux qui signent le chèque ?