Pour des états généraux du cinéma : «Il est vraiment temps que tout le monde se réveille»

La productrice Judith Lou Lévy et l’actrice Maud Wyler font partie du collectif alertant sur la fragilisation du modèle culturel français. La productrice Carole Scotta et le cinéaste Jacques Audiard les ont rejointes pour un entretien à quatre voix, de la redevance à Vincent Bolloré en passant par Netflix.

Ils en appellent à la tenue d’états généraux du cinéma comme un choc des consciences, ou une nécessité «d’intérêt général», parce qu’il n’y a pas de raison que ceux qui créent le cinéma ne soient pas ceux qui pensent sa crise – notamment à l’heure d’un premier bilan de fréquentations toujours anormalement basses en cette rentrée, estimé à -34 % par rapport à septembre 2019. Mais ils donnent aussi l’alerte sur ces politiques publiques qui, selon eux, sont autant de coups de boutoir portés au modèle culturel français et à ses outils de régulation. A l’initiative du mouvement, qui prendra corps lors d’une journée de mobilisation le 6 octobre à l’Institut du monde arabe à Paris, il y a entre autres la productrice indépendante Judith Lou Lévy, dont la société les Films du Bal accompagne Bertrand Bonello, Mati Diop, Nadav Lapid… Mais aussi Maud Wyler, actrice de théâtre aimée du cinéma d’auteur (Nicolas Pariser, Erwan Le Duc, Klotz et Perceval)… A leurs côtés, deux alliés ont répondu à l’invitation de Libération : la productrice et distributrice Carole Scotta, fondatrice de la société Haut et Court (dont l’activité mêle cinéma d’auteur, comme cet été la Nuit du 12 de Dominik Moll, et séries : les RevenantsThe Young Pope…) et le cinéaste palmé d’or et multicésarisé Jacques Audiard (De battre mon cœur s’est arrêté, Un prophète,Dheepan,les Frères Sisters…). Chacun à son endroit fait valoir l’urgence de se redéfinir autour d’un socle commun.

Quel est l’élément déclencheur de votre mobilisation ?

Maud Wyler : Pour moi, ça a été mon travail d’actrice pour une série Amazon – c’est assez facile d’identifier laquelle… Il m’a semblé que tout à coup, je faisais un autre métier. Quand je le disais, je passais pour la folle sur ce tournage, il y avait un côté «take the money and run». Je voyais des gens tristes et sous terre qui baissaient la tête autour de moi, notamment le réalisateur. Le plus grave, c’est qu’il n’y avait plus de prise de parole, leur libre arbitre n’était plus en jeu à aucun moment de la chaîne. J’en ai perdu le sel de ce pour quoi je fais ce métier, à savoir l’échange. J’étais en colère, très seule…

Judith Lou Lévy : C’est dans ce contexte qu’on se croise avec Maud, via l’Association pour le Cinéma, qui organise les césars. Moi je suis en tension depuis 2018, 2019. J’observe que beaucoup de principes qui nous ont structurés sont en train d’être ravagés, et je ne comprends pas ce qui se passe. Avant d’être nommé président du CNC [Centre national du cinéma et de l’image animée, ndlr], Dominique Boutonnat est l’auteur d’un rapport sur le financement privé du cinéma qui a provoqué une fronde générale au moment de sa parution en 2019. Toute la profession se demande pourquoi les mots «cinéma» ou «films» ne sont mentionnés à aucun endroit, seulement «actifs» et «contenus». Une commission à l’Assemblée nationale est alors chargée de tirer les conclusions du rapport sur le plan parlementaire [menée par deux députées LREM, Céline Calvez et Marie-Ange Magne]pour travailler à«réformer le modèle français de financement de la culture». Rien que ça. On parle pourtant d’un joyau national, ça devrait être une protection Unesco.

Carole Scotta : Mon élément déclencheur à moi, qui me bats au sein du Dire[syndicat des distributeurs indépendants réunis européens], a été le confinement. L’accélération inexorable des plateformes, qui fragilisent les intermédiaires. C’est d’autant plus important de rappeler à quoi sert la salle, bastion du monde physique. Je ne suis pas à l’origine de l’appel aux états généraux, mais ce qui m’a fait le rejoindre, c’est la nécessité de ne pas se parler uniquement à l’intérieur des instances syndicales. C’est un appel à réfléchir les uns avec les autres, pas les uns contre les autres. Il faut réaffirmer la nature même de l’écosystème du cinéma et de son ADN parce que la porosité avec la télévision est devenue très grande. Dire que le cinéma est différent, ça ne veut pas dire qu’il est meilleur ou moins bien. A la télé, l’interlocuteur qui occupe la place la plus puissante est le diffuseur, ou désormais la plateforme. Le cinéma est un marché où au contraire les partenaires sont multiples.

Jacques Audiard : Il y a des fissures dans le système depuis quinze ou vingt ans. Les distributeurs sont à la peine, les choses sont un peu dissociées. Le confinement a mis un verre grossissant sur ces fissures, comme une caricature. Je vais dans le sens de Carole, ce souhait de tenir des états généraux du cinéma, c’est essayer de redéfinir ce qu’est le cinéma. La notion d’audiovisuel s’est infiltrée dedans. Maintenant quand on fait un film, on a beau le faire en pensant plutôt à la salle, ça va possiblement finir sur nos téléphones : est-ce que c’est la même chose ? La salle fera-t-elle toujours partie de notre définition du cinéma ?

JLL : Dans une interview parue le même jour que notre tribune dans le Monde, le président du CNC nous invitait à réfléchir à ce qu’on appelle le «multi-écran». Dire «on va redéfinir le film autrement que par la salle du cinéma», ça veut dire couper la tête à la destination fondamentale des films. Dans l’espace public, la salle de spectacle en France, c’est l’église, l’espace où les gens se rassemblent et font la messe – j’inclus tous les lieux collectifs de culture. Si on veut les supprimer, ou les transformer en salles de gaming[comme l’esquissait Emmanuel Macron en juin devant des professionnels de l’e-sport], il faut s’interroger sur le projet de société que cela sous-tend. Tout notre modèle cinématographique repose sur le fait qu’il y a la salle à l’origine de la chronologie des médias [qui régule les fenêtres d’exploitation des films entre salles, télé, DVD, plateformes, et engage les diffuseurs à financer leur production en contrepartie].

CS : Une plateforme comme Netflix entretient l’ambiguïté, en finançant des films avec des moyens que le cinéma n’a plus aujourd’hui…