Hong Sang-soo, réalisateur producteur.

Un film pleinement réussi, d’un Réalisateur-Producteur coréen, actuellement sur les écrans en France.

Comme à son habitude, Hong Sang-Soo endosse plusieurs postes sur son propre film. Ainsi, sur La Romancière, le film et le heureux hasard, il est crédité au générique en tant que scénariste, réalisateur, producteur,monteur, chef opérateur et compositeur. Il a, en revanche, choisi de déléguer la prise de son. Le metteur en scène confie : “Avant tout, j’ai besoin de ma liberté de faire tout ce que j’ai envie de faire. C’est ça la vertu de mon travail.” (Allo ciné)

«La Romancière, le Film et le Heureux Hasard», les contours de circonstances de Hong Sang-soo

Au milieu d’un film simple et fait presque tout seul, le maître coréen Hong Sang-soo cache une déclaration d’amour à son actrice fétiche, Kim Min-hee, et la clé de tout son cinéma fait d’heureux accidents.

Kim Min-hee, en actrice prête à arrêter le cinéma. (Arizona Distribution)

par Luc Chessel

publié le 14 février 2023 à 18h32

Le grand Hong Sang-soo n’aurait-il cette fois fait un film, son vingt-septième long métrage, que pour pouvoir nous montrer une vidéo intime, une simple déclaration d’amour ? Ce petit bout de film en couleurs que nous découvrirons vers la fin, moment suspendu dans le temps, avec Kim Min-hee, a préexisté à la fiction en noir et blanc de la Romancière, le Film et le Heureux Hasard. Tout le reste a été inventé en deux temps trois mouvements pour le sertir : faire de ce morceau pris à la vie une scène de film, lui inventer une autrice, la romancière du titre, Junhee (Lee Hye-young), écrivaine renommée qu’un concours de circonstances, le «heureux hasard» du titre français, dans le cours d’une seule journée, amènera à faire son premier court métrage.

En deux temps trois mouvements le fait-elle, comme le cinéaste lui-même, qui a conquis depuis longtemps la liberté de faire vite, et tout ce qu’il veut avec ce qu’il a. «Je tourne le jour même ce qui a été écrit la veille. Je monte la nuit ce que je viens de tourner. En fonction de cela, j’écris le scénario du jour suivant», explique Hong Sang-soo, qui désormais tourne seul, avec ses actrices et un ingénieur du son. Faire des films presque tout seul, à juste quelques-uns de confiance, sans la machinerie de l’industrie, c’est la façon de faire de certains : Hong, Pedro CostaWang Bing, comme Chantal Akerman ou Jean-Luc Godard à la fin, ce qui semble leur donner la force de réinventer bien des choses, à commencer par la plus élémentaire, comment raconter des histoires.

Mettre les gens ensemble

Dans la petite librairie du quartier excentré où Junhee retrouve d’abord sa vieille amie libraire, puis se retrouve une deuxième fois, par coïncidence, avec l’actrice (Kim Min-hee) qu’elle vient de rencontrer (prenant sa défense quant à sa décision d’arrêter le cinéma au cours d’une scène mémorable), est-ce un pur et heureux hasard que ce livre d’Ursula Le Guin, visible sur le présentoir en fond de leur conversation ? Dans un texte fameux de 1986 qu’on paraphrasera ici fort mal (le Fourre-tout de la fiction), la géniale écrivaine de science-fiction proposait, dans une perspective féministe, de repenser la structure de la fiction, à partir d’une analogie avec le champ de l’archéologie. Dans la préhistoire, l’invention du sac, récipient pour conserver des choses en se déplaçant, semble une aussi bonne ou meilleure invention que le fer de lance, outil pour se battre, à partir duquel on s’est virilement figuré toute civilisation jusqu’ici. De la même manière, on pourrait, pour penser la fiction, abandonner le modèle du conflit, hégémonique dans toute théorie du récit, au profit de celui du «fourre-tout», composer des histoires pleines de choses et de faits à mettre ensemble et emporter les uns avec les autres, et non monter les uns contre les autres.

La Romancière…, ainsi que l’ensemble de son œuvre prolixe depuis Le jour où le cochon est tombé dans le puits (1996), qui fait l’objet ces jours-ci d’une rétrospective à la Cinémathèque française, serait peut-être l’occasion de constater que les films de Hong Sang-soo relèvent bien de ce modèle alternatif : mettre les gens ensemble, autour d’une table pour boire et parler, ou mettre les situations les unes à côté des autres, y compris celles qui semblent incompatibles, incompossibles, non pour souligner, exacerber ou aggraver le conflit entre eux, entre elles, mais simplement pour voir où elles vont, jusqu’où, à quelle vitesse ou lenteur (vraiment un cinéma du mouvement, de l’infatigable observation du mouvement, malgré ses apparences assises, anticonflictuelles).

Phobie de la confrontation

La Romancière… est à la fois la mise en pratique et la théorie de cette ambition simple et folle (voir ce qui se passe, tourner en conséquence, monter en conséquence, écrire en conséquence, tourner… et ainsi de suite, selon la loi du film et du heureux hasard) et le portrait de deux personnes ou personnages à l’instant de leur rencontre. Il y a toujours un point de jubilation dans les films de HSS. Dans ce film-ci, ilsurvient à un certain moment d’une rencontre au parc entre l’autrice et l’actrice, à l’occasion d’ailleurs d’un conflit, où l’écrivaine s’en prend à l’homme, cinéaste, qui vient de les présenter – une vraie confrontation au sein d’un univers qui a la phobie de la confrontation, toujours jusqu’au point, propre à chaque film, où ce n’est plus tenable, où on se met à dire les choses. Survient alors ce moment un peu indécidable mais limpide où quelque chose entre elles prend, une attraction naît, une amitié, qui ne tient à pas grand-chose. Ça tient beaucoup à Lee Hye-young, nouvelle actrice préférée de Hong Sang-soo depuis le film précédent, Juste sous vos yeuxoù c’était elle (dans le rôle inoubliable de Sangok), et non pas Kim Min-hee, qui jouait une actrice à la retraite. On la voit vraiment, plus encore cette fois-ci, trouver son personnage de Junhee sous nos yeux, improviser cet alliage d’excentricité et de quant à soi, cet apprentissage en direct de son propre désir alors qu’on croit, à un certain âge, avoir tout vécu et compris. Mais qu’il s’agisse de se mettre enfin à aimer (c’est la vidéo intime, simple déclaration d’amour en couleurs) ou de faire un film (et c’est ici, donc, la même chose, sous l’espèce des mêmes images), rien n’est trop tard. Aussi léger que Juste sous vos yeux était grave, aussi grave qu’il était léger, la Romancière, le Film et le Heureux Hasard, c’est ne pas mourir mais revivre, en deux temps et trois mouvements.

La Romancièrele Film et le Heureux Hasard de Hong Sang-soo avec Lee Hye-young, Kim Min-hee. 1 h 32