Un hommage à Jean-Louis Comolli écrit par Patrick Leboutte

Chères vous toutes, chers vous tous,

Je vous écris ces quelques lignes du fond de notre semblable tristesse parce que je sais que depuis longtemps, peut-être depuis toujours, quelque chose nous réunit : une certaine conception du cinéma et en particulier du geste documentaire comme art de la relation, entre corps et cadre, voir et pouvoir, parole et croyance, réalité et réel mis en forme, tout ce « menu fretin cinématographique » impossible à programmer voire même à définir (gestes, affects, frôlements subits, surgissements inédits de phrases inouïes que la personne filmée ne se serait sans doute jamais imaginée capable de formuler sans la considération d’une caméra) né de l’action même de filmer. Depuis plus de 60 ans, d’un ciné-club à Alger jusqu’à tout récemment un dernier dialogue filmé avec le sociologue Jacques Lemière pour Cité-Philo à Lille, en passant par tant d’aventures collectives, politiques, artistiques et humaines, ce que nous avons en commun, ce même rapport au cinéma, fut incarné et porté par un corps dont il nous sera désormais impossible, à tout jamais, d’oublier les innombrables éclats de rire. Je voulais vous dire ou vous rappeler ceci : je n’ai jamais vu, jamais de ma vie, Jean-Louis Comolli, même dans les heures les plus sombres, ne pas avoir eu un éclat de rire et parfois même jusqu’aux larmes : puissance de vie. Celles et ceux d’entre vous qui étiez présents à notre séminaire commun (avec Marie-Josée Mondzain), « Formes de luttes et lutte des formes », à Lussas, en 2008, s’en souviendront sans peine : il avait fallu interrompre la séance un court moment pour lui permettre de sécher son monumental mouchoir trempé tellement il avait ri.

Depuis 1999, Jean-Louis et moi, nous nous rencontrions régulièrement, pas autant qu’il l’aurait fallu, avec moins d’assiduité que beaucoup d’entre vous : la Belgique reste un pays lointain, une banlieue de Paris (à moins que ce ne soit l’inverse). Je me souviens que dans nos échanges, nous évoquions souvent Classe de lutte, premier film du groupe Medvedkine de Besançon (1968) que nous aimons tous deux passionnément, en particulier la fin : la parole de Suzanne, héroïne prolétarienne, fondant seule un syndicat au nez et à la barbe de ses patrons qui n’en voulaient pas, devenue chanson ; la parole de Suzanne passée dans le corps et le timbre de voix d’une autre femme, Colette Magny, en charge de la propager plus loin, de la faire ricocher, afin qu’elle fasse tache d’huile, zones d’ondes ; et ce carton final, non pas avec le mot « FIN » comme dans tant de films, mais plus justement « A SUIVRE ». A SUIVRE : parce que notre histoire du cinéma est sans fin ; A SUIVRE parce que l’histoire du peuple et de ses utopies que le cinéma documentaire, tel que nous l’entendons, a si souvent croisés est sans fin ; A SUIVRE parce que Jean-Louis, tu es sans fin.

Je t’embrasse, je t’aime, je te dis merci.

Patrick

Pour voir le dernier entretien en vidéo de Jean-Louis Comolli pour Citéphilo, c’est ici